Parce que je suis en colère

claireleconte Par Le 29/06/2018

un blog sert aussi à partager des coups de colère comme d’aileurs des satisfactions 

Cette tribune du Monde exprime tous mes ressentis actuels, et ce qui est dénoncé a des conséquences sur l’évolution de notre société et parallèlement de l’éducation de nos enfants 

C’est pour quoi je la partage ici :

 

Dans une tribune au « Monde », le prix Goncourt 1990 Jean Rouaud revient sur l’altercation entre le chef de l’Etat et un jeune en marge des commémorations de l’appel du 18-Juin.

« Cher Manu,

Ou plutôt très cher Manu, si on considère la folle montée des enchères qui accompagne votre mandat, au point que le gel des aides personnalisées au logement (APL), après la ristourne de 5 euros, a un côté tirelire en céramique rose comparé aux cadeaux somptueux offerts aux puissants.

En même temps, on a compris que 5 euros, c’était du « pognon » (en gros, l’argent que les enfants économisent pour la fête des mères), et que les cadeaux fiscaux, les dividendes, les salaires pharaoniques, c’est de l’investissement, du ruissellement, comme le bouquet final du feu d’artifice du 14-Juillet, quand des ombelles étincelantes se déversent au-dessus des campeurs ébahis qui resteront un jour de moins, parce que d’année en année le budget vacances est de plus en serré. Du moins pour ceux qui ont encore la chance de partir.

Sémantiquement, « pognon » fait vieux, plus du tout utilisé, mais c’est sans doute voulu, puisque tout est passé au pesoir de votre propagande. Que les aides aux démunis coûtent du blé, une blinde ou un bras, les démunis, ça risquait de leur parler. Ce n’était donc pas à eux que le message s’adressait. En langage crypté, « pognon » vise directement les nantis, qui ont toujours, sémantiquement, un train de retard quand ils se la jouent peuple. Un peu comme ce candidat à la présidentielle qui allait toujours faire ses courses à Prisunic. Et même à « Prisu », s’il s’était vraiment lâché. Ce qui lui a coûté votre place.

Ce sont les mêmes, nantis, vieux et bien-pensants, tous honnêtes gens, c’est-à-dire gens de grands biens, qui, au nom des valeurs (sonnantes et trébuchantes), refusaient jadis catégoriquement toute idée d’impôt sur le revenu, qu’ils considéraient comme un « vol de la propriété » – « le secret des fortunes violé », s’étranglait l’ignoble Thiers –, et qui trouvent aujourd’hui insupportable, inconcevable, inenvisageable, et pour tout dire scandaleux, d’aider leur prochain sous prétexte que tous ces assistés ne seraient pas fichus de se débrouiller par eux-mêmes.

C’est la grande loi naturelle du monde, que chacun soit récompensé selon son mérite. Celui de vos commanditaires est-il grand d’être nés pour la plupart une cuillère dorée dans la bouche ? De plus, on ne voit pas en quoi il y aurait du mérite à avoir du mérite. Le méritant ne peut que se féliciter de sa chance d’être méritant. Ce qui ne l’autorise en rien.

Mais revenons au « prochain », le terme devrait vous sensibiliser. Vous avez dû l’entendre à la Providence. On le rencontre, souvenez-vous, dans l’Evangile. Il renvoie au proche, à celui qui est là, qui souffre tout à côté. Et normalement, si on lit bien le Texte qui fonde la chrétienté, si on veille à le « respecter » à la lettre, on ne laisse pas le démuni dans la rue, ni le migrant sur son radeau percé. C’est le B.A.-BA, même pas à discuter.

Cette cécité, destinée à ne rien voir de ce qui ronge le cœur et l’esprit, on la trouve pour mémoire chez Matthieu et Marc, qui rapportaient les paroles de leur étrange ami, et déjà Esaïe la dénonçait. A croire que c’est une constante chez les riches. L’argent rend aveugle. Et si ceux-là, par un geste inconsidéré d’humanité, en venaient à mettre la main à la poche, pour éviter tout dérapage charitable, on a créé dans les paradis fiscaux des poches étanches, hermétiques au salut collectif par la redistribution, en confiant à des algorithmes sans pitié le soin de brouiller les codes d’entrée.

Dans le dispositif ségrégationniste qui se déploie en direct sous nos yeux, les algorithmes et les logiciels sont une pièce essentielle. Ce sont eux qui avec la volonté des élites sont en train de couper le peuple en deux. D’un côté, selon votre adage dit « de la gare du Nord », ceux qui réussissent s’entendent à faire de l’argent et parlent nécessairement la langue des GAFA, et de l’autre, les perdants de la vie qui ne comprennent rien à cette novlangue numérique et ne parlent que le jargon des fins de mois où il manque toujours de quoi.

Il suffit de suivre le parcours du combattant d’une réclamation par téléphone, où jamais on n’entend d’autres voix que synthétiques nous demandant inlassablement d’appuyer sur la touche étoile, ou de remplir n’importe quelle fiche sur Internet où, de code secret en mots de passe, on en vient de guerre lasse à renoncer, pour comprendre qu’on n’est pas souhaité dans ce « Dark World 2.0 ». Le couperet tombe là. Impitoyable. L’avantage, c’est que la machine à exclure fonctionne sans qu’on ait besoin d’agents pour faire le tri, de lampistes derrière un guichet recevant à longueur de journée les doléances. Elle ne sélectionne que les esprits valides. Entendre rentables, solvables.

Au besoin, elle se charge d’une partition plus fine, et par étages, de votre société idéale au moment de payer les impôts : en liquide jusqu’à trois cents euros, par chèque jusqu’à mille euros, et au-delà par carte bancaire. Ce qui dessine assez bien le paysage désiré par les possédants. La carte bancaire étant la voie royale à la démonétisation qui concentrera tout l’argent du monde dans les coffres virtuels enfouis dans le permafrost de Visa et d’American Express.

Comme dans la recette de César remplissant doctement son verre sur le zinc, il y a bien sûr un quatrième tiers, mais celui-là, on n’en parle même pas, c’est le quatrième tiers de la misère, sans carte bancaire et parfois sans papiers, qui est un mix de quart et de tiers-monde. Le monde des non-imposables, composé des laissés-pour-compte – de tout compte.

Pour eux, on inventera un revenu universel à bas prix, à petites goulées d’oxygène, pour les maintenir tout juste en vie sans qu’ils perturbent vos manigances d’oligarques. Mais la misère, visiblement, vous retient peu, obnubilé que vous êtes par vos amis abonnés au magazine Forbes. Et de grâce, épargnez-nous la parade giscardienne indignée sur « le monopole du cœur » – qu’on se rappelle le cœur de Giscard dans son reliquaire de diamants.

Tellement peu votre « affaire », les difficultés à vivre et à survivre du plus grand nombre, que les humbles en font cruellement l’expérience chaque fois que vous descendez de votre trône de parvenu docile aux puissances d’argent.

A peine un pied sur le parvis du peuple vous souffletez les « illettrées » des abattoirs de Bretagne, les ouvriers incapables de se payer des costards, les infirmières toujours à se lamenter d’empiler les heures. Il est évident que, dans ce cas, on ne peut exiger de vous que vous penchiez votre légendaire compassion sur la terre et les animaux. Les animaux continueront ainsi à être maltraités avant d’être abattus sans anesthésie, les poussins mâles d’être jetés vivants à la broyeuse, la terre d’être abreuvée de glyphosate et autres substances assassines, qui engraissent les profits de Bayer et de Monsanto, et on demandera à Total et à l’huile de palme d’assurer la transition énergétique.

Quel besoin d’un plan B pour la terre aussi longtemps que le plan A permet de gaver vos amis jusqu’à en crever. C’est bien sûr sa limite, mais comme Philippulus, le prophète fou de L’Etoile mystérieuse, vous serez célèbre pour avoir anticipé et accéléré la fin du monde. Il convient, sur ce point, d’accorder une mention spéciale à votre pathétique supplétif, préposé à la préservation des espaces, des espèces et du climat. On en fait le champion du monde des avaleurs de couleuvres. Ce qui est beaucoup lui accorder. Il n’a pas d’estomac.

Et maintenant, c’est la jeunesse que vous sermonnez, avec votre mentalité de pion de dortoir. La jeunesse s’en prendrait à votre olympique fonction. Laquelle jeunesse, si elle ne se conduit pas bien, n’aura pas ce beau costume qui est pour vous le mètre étalon de la réussite. Et qu’est-ce qui nous vaut ce courroux jupitérien ? La jeunesse vous aurait appelé Manu. Ce qui est tendre si vous vous rappelez la chanson de Renaud. « Eh déconne pas Manu, c’t’à moi qu’tu fais d’la peine. » Ce qui est objectivement vrai.

Mais ce qui dénote pour vous, cette vérité, un manque de respect. Au passage, il ne vous fait rien de stigmatiser un jeune garçon et de le jeter en pâture pour alimenter votre propagande narcissique. Encore une démonstration de pure charité.

Réfléchissez cependant. Il est possible que le respect que vous exigez, il vous reviendrait au contraire de l’exercer vis-à-vis de ceux qui vous ont mis à cette place et qui attendaient que vous respectiez votre parole. Car si on s’en tient à l’idée que vous vous faites de la représentation, et à l’image que vous en donnez, la fonction n’est rien d’autre que ce portemanteau qui vous suit partout et a du mal à s’ajuster à vos épaules. Rappelez-vous : « Y a comme un défaut. » Vous devez connaître, c’est un truc de vieux : Fernand Raynaud faisant remarquer à son tailleur que son « costume », qui plisse de tous côtés, ne va décidément pas.

L’été arrive, c’est le moment de tomber la veste. « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. » Encore un truc de vieux. L’an 01, cette fois. Un conseil pratique que vous auriez pu donner au jeune homme pour le jour où il voudra « faire la révolution ». Ce qui laisse des ouvertures. Il n’est pas inutile de rêver. Les rêves sont des programmes, cher Manu.

Jeannot »

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